Haïti - "La bureaucratie a tué mon enfant"
Propos recueillis par Frédéric Helbert 17/11/10 à 09h01
Dix mois après le séisme, 320 enfants adoptés par des familles françaises restent toujours bloqués sur l’île.
L'épouse de Jean-Pierre Pichoud et le petit Donaldson, aujourd'hui décédé © Frédéric Helbert
La demande des familles d’un rapatriement d’urgence, formulée il y a dix jours auprès du service de l’adoption internationale (SAI), s’est heurtée aux mêmes arguments. Il faut agir dans le respect de la légalité et de la souveraineté haïtienne. Le SAI a assuré à Emmanuelle Guerry, présidente de SOS Haïti enfants adoptés que toute mesure préventive possible pour protéger les enfants du choléra seraient prises. Des médecins ont été envoyés en renfort. Mais les familles doutent que l’épidémie ne s’arrête aux portes des crèches. Elles réclament toujours, comme elles l’avaient fait avant l’arrivée de l’épidémie de choléra à Port-au Prince, un plan d’évacuation et un accord de traitement global de tous les dossiers. Elles sont venues le dire aujourd’hui lors de la passation des pouvoirs au Quai d’Orsay entre Bernard Kouchner et Michèle Alliot-Marie, qui prend les rênes de la diplomatie française.
A ce jour, la France reste le seul pays à ne pas avoir, contrairement à tous les grands pays, évacué en urgence les enfants qui étaient en cours d’adoption avant le séisme.
Jean-Pierre Pichoud, 39 ans, enseignant, vit en Guadeloupe. Il est le père d’un des six enfants adoptés ou en cours d’adoption morts depuis le séisme, à Haïti, alors qu’ils auraient pu être évacués. J.-P. Pichoud et sa femme, qui est médecin, ont sonné l’alerte à plusieurs reprises, demandant l’évacuation d’un enfant, fragile, hospitalisé trois fois sans jamais obtenir de réponse favorable, jusqu’au décès de l’enfant, le 18 mai dernier. Sa femme et lui ont « survécu » grâce au combat qu’ils ont continué à mener pour faire sortir de l’enfer la petite Bediana, 2 ans, qu’ils avaient aussi adoptés.
Pour la première fois, J.-P. Pichoud fustige « l’arrogance, la froideur, le dogmatisme, l’éternelle volonté affichée par les autorités françaises de protéger « la sécurité juridique des enfants » plutôt que leur santé et leur survie.
S’il accepte de témoigner d’une histoire encore terriblement douloureuse aujourd’hui, et qui le restera à jamais, c’est avant tout pour aider toutes celles et ceux qui sont encore dans l’angoisse, attendant que leurs enfants puissent enfin quitter Haïti. « Nous ne voulons pas, dit J.-P. Pichoud, que la liste des victimes s’allonge et que le Quai d’Orsay continue à imposer la loi du silence. »
France-Soir. Pourquoi acceptez de témoigner aujourd’hui et de remuer des souvenirs si douloureux ?
Jean-Pierre Pichoud. Nous sommes toujours dans le combat. Il n’est pas question pour nous d’abandonner ceux qui traversent aujourd’hui une épreuve interminable, en sachant leurs enfants bloqués, menacés par le choléra, ou toute autre maladie. Et ce à la veille d’élections qui vont paralyser un système administratif haïtien déjà mal en point et peut-être générer des violences. Nous avons connu le pire : la mort d’un des enfants que nous adoptions. Un geste des autorités françaises aurait pu le sauver. Et puis l’arrivée de Bediana deux mois plus tard, puisque nous avions décidé d’adopter deux enfants. On a essayé de nous faire taire, on nous a traités de façon indécente, indigne. Aujourd’hui, les nouvelles d’Haïti, les risques encourus par les enfants, l’inertie des autorités françaises, tout cela ne peut nous laisser indifférents et repliés sur nous-même. Il faut que la France entière sache maintenant que des enfants sont morts et que d’autres vont mourir si rien ne bouge. C’est dur de parler. Ce serait encore plus dur de rester silencieux. Nous le faisons aussi en mémoire de Donaldson, l’enfant que nous avons perdu. Et qui aurait pu, aurait dû être sauvé.
F.-S. Car Donaldson avait survécu au séisme ? Vous vous souvenez de cette période ?
J.-P. P. Ça a été le début du combat. On a attendu de longs jours avant de savoir que nos enfants étaient vivants. Nous, on voulait alors les sortir de là. On a remué ciel et terre. On a écrit partout. On ne comprenait pas. Tous les grands pays évacuaient en urgence les enfants en cours d’adoption, remettant à plus tard les aléas de la procédure. Seule la France restait inerte. Mais on nous renvoyait toujours la même réponse : c’est Haïti qui bloque. Le Quai d’Orsay invoquait la sécurité juridique des enfants, alors qu’ils étaient en danger de mort. C’était ubuesque et terrible à vivre pour nous. On n’était pas des voleurs d’enfants. Nos dossiers étaient constitués. Les enfants devaient rentrer. Il fallait les rapatrier. La France n’avait pas les moyens d’assurer leur sécurité. Les communiqués se voulaient rassurants. C’était de la langue de bois. Pendant dix jours, après la catastrophe, la crèche Nid d’amour où étaient nos enfants n’a pas vu un officiel, ni reçu aucun secours. On était révoltés.
F.-S. Etiez-vous informé que l’état de santé de votre fils se dégradait ?
J.-P. P. La crèche nous donnait des nouvelles. Côté français, c’était le néant. On était très en colère. Donaldson a été hospitalisé deux fois. A chaque fois, j’ai alerté les services de l’adoption internationale au Quai d’Orsay. J’ai demandé une évacuation d’urgence. Je ne l’ai jamais obtenue. La troisième hospitalisation a été la dernière. C’est çà qui est terrible. Notre fils a survécu au séisme. C’est l’intransigeance bureaucratique française qui l’a tué. On ne l’oubliera jamais. Le seul personnel médical français qui soit jamais venu à la crèche, c’est un infirmier, même pas un médecin pour constater le décès.
F.-S. Qui vous a prévenu du décès de Donaldson ?
J.-P. P. Le 17 mai, la directrice de la crèche m’appelle et me dit que ça ne va pas. J’appelle partout. C’est une nounou de la crèche qui me précise que notre enfant est à l’hôpital, qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Je n’ai pas bien dormi cette nuit-là. Le lendemain, j’ai appelé le médecin de la crèche qui m’a dit que tout était fini. Que Donaldson avait succombé à une crise de septicémie foudroyante. Ça a été l’horreur pour nous. Quelques heures après j’ai appelé Paris. Ils n’étaient au courant de rien. Deux heures après, un médecin du service de l’adoption internationale m’a rappelé pour me demander ce qui se passait. Je lui ai dit alors que c’était terminé, qu’il n’y avait plus de raison de s’inquiéter puisque Donaldson était mort. C’est seulement après la nouvelle que l’ambassade a envoyé deux fois ses représentants à la crèche. Mais ils cherchaient surtout à se couvrir. En essayant de voir s’ils ne pouvaient pas impliquer la crèche, qui était pourtant irréprochable.
F.-S. Et vous-a-t-on présenté des condoléances, des explications, apporté un soutien ?
J.-P. P. Absolument pas. J’ai même le souvenir très précis de propos odieux. On m’a signifié qu’il n’y avait rien d’exceptionnel, que le taux de mortalité infantile était traditionnellement élevé. Je n’ai pas reçu de condoléances, aucune explication. On m’a dit deux heures après le décès, que l’enfant serait certainement mort aussi en France. Imaginez quand vous recevez un tel propos. Moralement, personne officiellement ne nous a aidés à surmonter, à comprendre. Moi, je sais qu’on a cessé d’alerter, de demander son rapatriement, je sais qu’il aurait dû et pu être sauvé. On s’est raccroché à l’idée qu’il fallait sauver à tout prix la petite fille qu’on avait adoptée aussi. Ça a été notre bouée de sauvetage. Sans cela, on aurait plongé totalement. Même aujourd’hui, alors que Bediana est avec nous, je sens que quelque chose s’est définitivement brisé en elle. En même temps, le lendemain du décès, j’étais tellement hors de moi que j’ai pris ma plume et que j’ai écrit aux quarante ministres de la République et au Président. Avec une photo du petit. Je leur ai écrit que nous ne demandions aucune aide. Que nous n’attendions plus rien du gouvernement de notre pays, que nous ne nous faisions plus aucune illusion. Je voulais juste les mettre en face de leurs responsabilités. Ce gouvernement portait la responsabilité de la mort de Donaldson. J’ai reçu des réponses types, écrites par des sous-fifres, et puis au service de l’adoption internationale du ministère des Affaires étrangères, on m’a fortement conseillé de ne pas médiatiser l’affaire, de ne pas parler de la mort de mon fils, sous prétexte que cela pouvait compliquer les choses. On a atteint alors le comble de l’odieux.
F.-S. Qu’est-ce qui s’est passé pour les obsèques de votre fils ?
J.-P. P. On n’y a pas participé. On nous a déconseillé d’y venir. Donaldson venait d’un quartier où les étrangers, et en particulier les Blancs, courent de gros risques. Aujourd’hui, je ne sais même pas où mon gosse est enterré. Je n’ai pas de photos d’une cérémonie. On n’a rien pour faire le deuil. On l’a juste rencontré une fois. Comment faire le deuil avec quelques photos ? Nous, on est obligé de vivre avec cela, ça pèse dans notre vie quotidienne, mais trois autres enfants sont morts après le nôtre. Dans les mêmes conditions. C’est un décompte macabre abominable. Et chaque décès nous replonge dans nos souvenirs et nous révolte. Comment notre pays peut-il se comporter ainsi ?
F.-S. Vous avez consacré toute votre énergie après la perte de votre fils, au « sauvetage » de votre petite fille qui était dans la même crèche…
J.-P. P. Ça a été un nouveau combat. Il a fallu se battre encore et encore. Durement. J’ai bataillé dans toutes les administrations. J’ai demandé un coup de main au consul de France. Je me souviendrai toujours de sa réponse : « S’il fallait donner des coups de fil pour chaque dossier, je passerais ma vie au téléphone. » Il m’a dit que j’étais un numéro parmi d’autres. Là, je suis devenu fou. Je lui ai rappelé le calvaire qui avait été le nôtre. Finalement, il s’est bougé. Mais ça n’a pas été facile. Il manquait toujours un tampon. Des « légalisations » de documents par notaires. Une paperasse invraisemblable. Comme si Haïti nous faisait payer le fait que nous n’ayons pas, au moment du séisme, évacué tous nos enfants comme tous les autres pays l’ont fait. Finalement, on a ramené Bediana. Elle va bien aujourd’hui. Elle est heureuse. C’est grâce à elle qu’on a tenu, mais on n’oublie rien. On en parle souvent. Les larmes coulent. Chaque jour, je me lève en me disant que Donaldson devrait être là aussi. Ça fait mal, très mal. Mais en face de nous on avait un mur, des gens sans humanité, poursuivis par le spectre de l’affaire de l’Arche de Zoé et opposés par principe à l’adoption internationale. Des gens complètement à côté de la plaque. Ils le sont toujours. C’est pour cela que je vous parle aujourd’hui.
F.-S. Aujourd’hui, comment vivez-vous ce qui se passe en Haïti ?
J.-P. P. Mal. Haïti est à deux pas. Il y a une forte communauté en Guadeloupe. Tous les jours, je regarde la télé et la colère monte en moi. Quand j’ai appris les autres décès, je me suis dit : “Mais comment est-ce possible ? Combien d’enfants succomberont ainsi avant qu’une diplomatie totalement inefficace jusqu’ici fasse son boulot ? Comment se fait-il que les gosses sortent au compte-gouttes, que les procédures s’alourdissent alors que les risques s’accroissent chaque jour ? Moi, j’ai décidé que je n’avais pas le droit dans ces conditions de baisser les bras et de me taire. Je me battrai aux côtés de ceux qui sont dans la galère jusqu’à ce que le dernier enfant soit sorti, et il faudra bien un jour que la France réponde des décisions qu’elle a prises et qui se sont révélées criminelles.”
mercredi 17 novembre 2010
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